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Dionysos dans le désert du Névada
Du bon usage des bacchanales...
Dans la chaleur de l’après-midi, sous un chapiteau de toile noire, une nymphette seulement vêtue d’une culotte s’est portée volontaire pour être attachée par un maître shibari. Suspendue dans le vide par des cordes savamment nouées, elle se laisse voluptueusement caresser devant une cinquantaine de spectateurs assis à même le sol. A la fin de la démonstration, elle finit, haletante, dans les bras de l’homme qui l’a ligotée. Elle vient certainement de vivre l’expérience la plus érotique et la plus transgressive de sa vie. Elle s’est d’ailleurs rendue dans le désert du Nevada pour cela. Dans quelques jours, elle reprendra ses études à Berkeley et redeviendra la jeune fille sage qu’elle était, purgée de ses pulsions, ayant vécu pleinement cette grande bacchanale qu’est le festival Burning Man qui réunit près de 70 000 personnes désireuses d’échapper à la pression sociale et familiale une semaine par an.
Puritaine à l’excès, la société américaine est moins tolérante qu’elle ne veut le laisser croire. Des adolescents s’inscrivent encore dans des clubs de chasteté au lycée, le président prête serment sur la Bible lors de son investiture et le sein accidentellement dévoilé de Janet Jackson lors du Super Bowl a déclenché le nipplegate. « Cachez ce sein que je ne saurais voir » s’écrient d’une seule voix les WASP tel Tartuffe. Avec son cadre ultra-rigide prônant l’uniformisation et l’efficacité jusqu’à la déshumanisation, les Etats-Unis doivent accepter de laisser une soupape de décompression à ceux qui en ont besoin. Un espace de catharsis où on se vide de ses frustrations pour pouvoir mieux revenir au monde, ce que les burners appellent le default world. De la schizophrénie sur ordonnance. Sexe, drogue et musique électro à dose thérapeutique pendant huit jours. 70% des burners sont des habitués de ce désert de poussière grandiose et hostile.
Burning Man est certes un espace de liberté absolue mais il est néanmoins régit par dix principes qui font office de dix commandements. Dans ce paysage au sol stérile, règnent les principes d’intégration, de spontanéité, d’absence de jugement, d’autonomie, de civisme, de don, d’absence de commerce, de bénévolat et surtout d’écologie. Il n’y a aucune poubelle sur le site. Chacun est tenu de ramener avec lui les déchets qu’il a produit afin de ne laisser aucune trace de son passage, comme si la bacchanale n’avait été qu’un mirage.
Burning Man ressemble à un petit monde idyllique. Chacun peut y trouver ce qu’il cherche, même s’il ignore de quoi il s’agit car « playa provides », la playa vous donne ce dont vous avez besoin. La playa est l’espace central du festival. Vierge de campement, elle est dédiée à l’exposition d’œuvres d’art monumentales et à la fête. La nuit, les discothèques mobiles éclairées par de puissants néons s’efforcent de rendre Las Vegas terne par comparaison pendant que les clubbeurs dansent jusqu’aux premières lueurs de l’aube, sourires rendus béats par la magie de la chimie. Burning Man est l’endroit idéal pour consommer de la drogue de manière sécuritaire. Les installations artistiques lumineuses qui pavent la playa semblent avoir été élaborées pour faire s’émerveiller les junkies. Herbe, ecstasy, champignons et LSD se partagent amicalement. Le vendredi, c’est Acide Friday ! Pour éviter les accidents, des affichettes circulent avec les mélanges à éviter et le camp Zendo, tenu par des bénévoles formés sur les effets des psychotropes, donne des conseils avisés : « Si l’ecstasy a eu des effets décevants hier soir, essaye les champignons, c’est bien de varier un peu. » Etonnamment, les overdoses sont rares et traitées avec bienveillance et gratuitement par l’hôpital du festival.
De même, l’alcool coule à flot. Difficile de parcourir plus de dix mètres dans les camps sans se voir offrir un cocktail après avoir contrôlé pour la forme votre pièce d’identité. Les lois fédérales s’appliquent même à Burning Man. Cependant, force est d’admettre que personne ne se promène ivre-mort. Les burners sont des excessifs raisonnables ! En revanche, l’eau est une ressource précieuse et elle ne se partage guère, échappant à la logique du don qui anime les festivaliers. Le seul endroit où l’on vous offre de l’eau est le Pink Heart, un camp aux murs roses sur lesquels on peut lire cette affirmation : « You are loved ». De fait, ses canapés de fourrure rose sont les rivages accueillants des drogués en descente venant s’y échouer, pupilles dilatées sur le spectacle sans cesse renouvelé de la playa.
Burning Man est aussi un terrain d’expérimentations sexuelles, des plus ludiques aux plus spirituelles. Si au Red Ligthning, un camp féministe, on écoute de très sérieuses conférences sur ce que signifie être une femme aujourd’hui, on peut également tenter les travaux pratiques dans divers camps qui ont pour thème le BDSM ou l’échangisme mais aucun d’entre eux n’est aussi célèbre que le mythique Orgy Dome. Comme pour la drogue, les burners tiennent à créer un environnement sûr pour les expériences plus intimes. Le consentement explicite et verbal est la règle d’or avant de toucher qui que ce soit. Impossible de mettre un pied curieux dans ce club avant d’avoir écouté le laïus du gardien à l’entrée. Le jour les couples qui fréquentent ces lieux sont assez timides. Mais la nuit, des soirées privées littéralement orgiaques sont réservées à des petits cénacles d’où les nouveaux et les curieux sont bannis. Or ces soirées sur invitation vont à l’encontre du premier principe de Burning Man : l’intégration de tous. Mais pour assister aux orgies programmées, mieux vaut être beau et jeune.
Ed, burner depuis les années 1990, chemise de lin à col mao impeccable et short en jean, n’est pas dupe de ces paradoxes. Cet avocat New Yorkais retraité vient chaque année à Burning Man pour passer un bon moment avec ses amis dans un endroit où sa femme ne pourra pas le joindre par téléphone. Depuis son confortable camping-car, il hèle les passants qui lui plaisent et les invite à discuter en leur offrant des burritos au fromage tout juste cuisinés sur son énorme barbecue. A ses yeux, la tolérance, à Burning Man, est un miroir aux alouettes et l’intégration, un vœu pieu. Selon lui, les Républicains assumés seraient malvenus. De même, cette statue exposée quelques années auparavant représentant un enfant Jésus enfonçant un doigt dans le fondement de la Vierge Marie n’était pas faite pour être vue par des amateurs de la messe dominicale. Burning Man est une bacchanale pour les WASP s’accommodant mal de l’hypocrisie du default world, un refuge temporaire pour ceux qui se sentent marginalisés. Conformément aux règles de Burning Man, Ed est spontané. Une fois qu’il estime la conversation terminée, il renvoie son hôte sans ambages en lui disant qu’il y a mieux à faire ici que de discuter.
Le point d’orgue de la semaine est une fête aux accents païens : la crémation du Man autour duquel les burners se mettent à tourner comme un vortex humain cédant à une pulsion grégaire primale. Tard dans la nuit, nombreux sont ceux qui se réunissent autour des cendres incandescentes pour faire griller des marshmallows ou marcher nus au milieu des braises. La scène est surréaliste et mystique. Il est vain d’essayer de l’imaginer. La bacchanale s’achève le lendemain dans un silence empreint de nostalgie lors de la crémation du temple, un édifice éphémère areligieux à vocation spirituelle.
Le succès de Burning Man dépasse très largement la communauté des hippies qui l’a fondé il y a trente ans. Le pays du taylorisme et du fordisme a mis au monde une poignée de rebelles qui ne parviennent à rentrer dans le rang qu’en échappant ponctuellement à un monde qui les oppresse. Burning Man est une fuite dans l’imaginaire. Une bacchanale née de la perversion du libéralisme. Il ne faut pas croire que l’Europe est exempte de ce paradoxe, de sa liberté qui se transforme en carcan sous l’effet de la pression sociale. Les bacchanales sur le modèle de Burning Man font florès : Nowhere en Espagne, Crème brûlée en France et Burning Man Netherlands en Hollande. De plus en plus de personnes semblent exprimer le besoin de s’exiler un temps dans un désert pour abandonner le principe de réalité freudien et laisser triompher le principe de plaisir, redevenir des enfants insouciants qui ignorent les frustrations.
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